C'était un jour de début d'hiver, et je me promenais avec mon petit chien. Le petit gambadait devant moi, comme à son habitude. Tout frétillant, il flairait et fouillait dans les herbes, relevant le museau pour humer avec délice les riches odeurs imprégnant l'endroit. Une fois de plus, j'admirais la capacité de ce petit animal à repérer les traces, à récolter les indices, à déchiffrer les histoires des milliers de signes que lui envoyait la nature. Pour ma part, humaine tellement limitée, je me contentais de marcher tranquillement, profitant du calme et de la présence apaisante de l'eau pour laisser mes pensées s'échapper sans contrainte…

Nous suivions le ruban sombre du canal ; il flottait au-dessus de l'eau une écharpe de brume qui donnait au lieu une atmosphère étrange, amplifiant la mélancolie un peu triste qui m'étreignait toujours quand je prenais ce chemin.

 

 

Mon petit chien et moi partageons une affection particulière pour cet endroit. Pour accéder à la piste qui suit le canal, on peut descendre en voiture jusqu'à un petit parking situé juste en contre-bas de l'eau. La première fois que j'y avais emmené le petit Orson, alors âgé de quelques mois, je m'étais garée et j'avais ouvert la portière arrière pour le libérer de son panier. Mais avant que j'aie pu faire quoi que ce soit, les odeurs du bord du canal s'étaient engouffrées dans la voiture, et le petit chien, complètement subjugué, s'était élancé d'un bond sans attendre que je le détache ! Il s'était donc retrouvé suspendu par son harnais, l'air très surpris, ses petites pattes battant frénétiquement l'air… Toute cette première balade avait été un enchantement pour lui : complètement excité, il courait d'un côté à l'autre du chemin, insistant particulièrement sur le bord de l'eau, si bien que j'avais fini par l'attacher car j'avais peur qu'il tombe et prenne un bain non prévu dans l'eau glacée ! Depuis, nous venons souvent y faire un petit tour, et même si à présent Orson attend patiemment que je le détache avant de bondir de la voiture, le plaisir de la sortie est toujours aussi fort.

Je me souviens qu'il faisait un peu frais, ce jour-là, et au moment où j’accélérai le pas pour me réchauffer, j'eus le sentiment d'être observée. Je regardai autour de moi, mais aucun promeneur n'était visible. Personne non plus sur l'autre rive, qu'on apercevait très clairement à travers les branches nues des arbres bordant l'eau. Cette sensation d'être observée était très désagréable ; pourtant, comme mon petit chien ne semblait pas avoir remarqué une présence, je lui fis confiance et continuai la promenade.
Mais à quelques mètres de là, au milieu de l'eau, une forme sombre brisait le courant : une branche, un rocher, je n'aurais su le dire. Ça ressemblait à une tête de chien, posée sur l'eau, avec un museau carré. Il me traversa l'esprit en la voyant que ça pouvait être un chien, tombé dans l'eau, et réfugié sur une souche pour pouvoir respirer en attendant qu'on vienne le délivrer. Mais c'était absurde : un chien en détresse ne serait pas resté là sans bouger, surtout en nous voyant arriver ! Non, il s'agissait sans doute d'un tronc dépassant de l'eau. Le coeur battant un peu plus vite, je continuai à avancer pour voir de plus près de quoi il s'agissait. Je tournai la tête pour observer mon chien, qui n'avait rien senti ni vu de particulier et qui continuait tranquillement sa balade, le museau enfoui dans les herbes. Mais à ce moment, juste quand mon regard se posa sur Orson, je vis, ou plutôt je saisis du coin de l’œil un mouvement venant de la souche sur l'eau ! Je redressai la tête, mais plus rien ne bougeait.

-Évidemment, me dis-je, tu as seulement crû voir un mouvement, arrête de laisser ton imagination te jouer des tours !

Pourtant, mes chères lectrices, croyez-le si vous voulez, je m'aperçus que l'espèce de statue de tête de chien n'était plus tout-à-fait orientée de la même façon… On aurait dit que la forme s'était un peu tournée dans notre direction !

Stupéfaite, je me figeai et alors se produisit quelque chose d'extraordinaire : la souche bougea nettement et si ce n'était certes pas un chien, je me rendis compte qu'il s'agissait bien d'un animal et… qu'il me regardait fixement, froidement, avec des yeux plats et ternes dont le regard me pénétra jusqu'au fond de l'âme. Je sentis mon dos se glacer sous ce regard méfiant, peut-être même hostile.

Alors, sans hâte et sans aucun bruit, l'animal plongea, la tête disparaissant dans l'eau noire, soulevant un corps massif (plus gros et grand que celui de mon chien!) qui glissa sous l'eau, et j'eus le temps d'apercevoir une longue queue qui battit l'air avant de disparaître à son tour, engloutie par le canal. Seuls quelques cercles s'élargirent à la surface pour marquer le mouvement, vite effacés par le calme de l'eau.

J'attendis un long moment, je scrutai la rive d'un côté et de l'autre, mais il ne reparut pas. Orson s'était assis patiemment, observant lui aussi les alentours, se demandant peut-être ce que j'attendais.

Nous reprîmes notre promenade, et ni ce jour-là, ni plus tard, je ne revis cet animal marin à tête de chien. Mais je ne peux pas oublier le regard étrange que nous avons échangé, comme si j'avais fait la rencontre d'un être surnaturel, une sorte de sirène, une vouivre de Franche-Comté, hantant les profondeurs de l'eau noire du canal...

 

 

A samedi prochain, chères lectrices !
Ne faites pas de cauchemar, surtout !

Amitiés,

 

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